Un pas, puis un autre, le tout dans une démarche dénuée de sa fluidité, de son enthousiasme habituel.

Le vague à l’âme, June avait décrété qu’il était temps pour elle de sortir. Prendre l’air lui ferait effectivement le plus grand bien. Elle ne pouvait en aucun cas continuer à se morfondre, ça non. Elle ne pouvait pas s’autoriser cette faiblesse, la Rébellion avait besoin d’elle plus que jamais ; son père décédé, c’était désormais elle qui disposait de tous les fonds nécessaires à la bonne conduite du budget. Un travail accablant qui contribuait à la sécurité de tous – comment changer si souvent de quartier général, sinon ?

Elle avait un nouveau rythme à prendre donc.
Il était encore tôt, le matin, et la Grande Place était peu fréquentée de si bonne heure. June leva un regard furtif sur la statue d’Uen, si majestueuse dans la lumière encore douce du matin, tandis que les diverses arcades prenaient une teinte rosée subtile et éphémère. Une brise légère vint agiter ses cheveux déjà peu coiffés et un frisson lui parcourut l’échine. Elle resserra autour d’elle son vaste manteau gris au capuchon rabattu : la journée promettait d’être belle, mais les matins demeuraient frais. Un sourire avenant fleurit sur ses lèvres tandis qu’elle croisait une connaissance. Polie, elle échangea quelques civilités d’usage avant de prendre congé, esquivant habilement les condoléances habituelles, à son grand soulagement.

Pourquoi était-elle sortie, déjà ?
Ah, oui, les courses. Il fallait qu’elle fît quelques courses, sinon Gabriel continuerait à manger d’un appétit d’oiseau. Si elle n’était pas là pour le materner, il serait fort probable que le chef de la Résistance ne fût plus de ce monde. La bonne blague, hein ? « Gabriel Jewel, notre seule chance contre Sund, a périt. Oui, il s’est laissé mourir de faim et d’épuisement. »
Elle lâcha un petit soupir à cette pensée, secoua la tête. Il ne fallait pas que quelque chose d’aussi stupide arrivât.

Elle activa le pas, les talons plats de ses bottines claquant sur le sol pavé de la place, dépassa le bâtiment du pouvoir et arriva au niveau de la Bibliothèque d’Yriane. Voilà un moment qu’elle n’y était pas allée, songeait-elle, tout en s’attardant. Elle posa son regard d’acajou sur la façade et sourit. Elle avait bien le temps d’emprunter quelques livres et de faire quelques recherches avant de se surcharger d’achats. Elle hésita un instant, franchit la première marche. Le grésillement caractéristique d’un don annulé par son pouvoir la fit sursauté et, étonnée, elle avisa la jeune femme qui se tenait devant la porte.

« Euh… Bonjour. »

Elle se morigéna intérieurement quant au manque d’originalité de sa réponse et au peu d’assurance dont elle venait de faire preuve. Pourquoi hésiter ?

Encore une journée identique à toutes les autres qui commençait. Lila prêtait si peu attention au défilement du temps qu'elle oubliait quel jour on était. Mais cela lui valait les réprimandes de Lilian. Elle était irréprochable sur la gestion des affaires de la bibliothèque, et pour cela il fallait connaître les jours et les dates. Lila s'était donc forcée à acheter un calendrier pour chez elle, devant son bureau, et un pour le travail, à côté de son comptoir.

Si elle ne se trompait pas, on était mardi aujourd'hui, et elle se dirigeait vers son lieu de travail. Il était si tôt que la ville était déserte, et Lila appréciait le calme et le silence des rues. Une brise fraîche vint lui caresser le visage, et Lila ferma les yeux quelques instants pour la savourer. L'air était son élément préféré, et si les bourrasques violentes de certains jours faisaient battre plus fort son cœur et lui donnait envie de s'envoler avec elle pour voir du pays, les petites brises comme celle de ce matin étaient d'une fraîcheur agréable et l'aidait à se réveiller et à mieux apprécier sa journée.

Elle s'approchait de la bibliothèque d'Yriane, prête à commencer sa journée de travail. Étant en quelque sorte assistante de la bibliothécaire, son travail consistait généralement à ranger les livres dans les rayons, faire le tri dans les papiers, quelques fois accueillir les clients, les conseiller et s'occuper des prêts et des retours, et même, tôt le matin ou tard le soir, faire le ménage. Elle exécutait sans rechigner chacune des tâches qui lui étaient assignées, en en profitant pour observer les clients et se perdre dans ses pensées.

Généralement, à l'heure de l'ouverture il n'y avait personne, et elle en profitait pour lire, une fois les corvées les plus urgentes accomplies. Elle arriva devant le vieux bâtiment et s'apprêta à ouvrir la grande et massive porte, mais le bruit de pas qui approchaient rapidement derrière elle attira son attention. S'arrêtant, elle se retourna pour regarder qui venait.

Une jeune fille, un peu plus jeune qu'elle, se dirigeait vers la bibliothèque. Ses cheveux dépassant de son capuchon étaient acajou et plutôt courts et décoiffés, et ses grands yeux rouges étaient levés sur la façade du bâtiment. Elle portait un manteau épais et gris, sans doute pour combattre la fraîcheur du matin. Lila elle-même ne portait qu'une robe et un gilet - elle n'était pas frileuse du tout, malgré les frissons sur sa peau.

« Euh… Bonjour. »

Lila pensa que, comme d'habitude, la cliente ne la remarquerait que le temps de la saluer, puis l’oublierait. Mais, chose étrange, la jeune fille resta plantée devant elle à l'observer, comme si elle attendait réellement une réponse. Fronçant ses sourcils fins, Lila choisit ensuite de répondre poliment.

« Bonjour. Je m'apprêtais à ouvrir la bibliothèque, et euh... »

Elle ne sut pas expliquer pourquoi, quand la jeune fille l'avait vue, elle se trouvait dos à la porte en train de l'observer, au lieu d'ouvrir cette même porte. Habituellement, personne ne la remarquait jamais.

Le grésillement s’intensifia et June fronça les sourcils.
Cela lui confirmait ce qu’elle pensait un peu plus tôt. C’était comme si, d’instinct, le don qu’elle avait annulé avait essayé de réactiver. Inutile, en fait. Mais la sensation lui laissait un sentiment de résistance désagréable – chose qui n’arrivait jamais avant qu’elle ne se fût exercée au sein de la Résistance. Parfois, elle regrettait l’insouciance qui l’avait désertée. Elle avait pour avantage de ne pas bousculer tant de questions dans sa tête. Désactiver un don n’avait pas toujours que du bon, hélas. Elle pouvait révéler par inadvertance – sa simple proximité, en fait – quelques affreux secrets, tuer un individu dont la vie ne tenait qu’à son pouvoir, rendre fou certains… Bref. Elle s’inquiétait un peu des conséquences de son don unique. Elle tenta de réduire un peu plus le périmètre qui l’entourait – avant de réaliser que c’était inutile si jamais le don désactivait cherchait directement à l’atteindre elle. Le genre de don passif qui, sans prendre en compte la volonté de son propriétaire, cherchait à le protéger.

Elle finit par pousser un soupir et esquissa un sourire d’excuse.
L’impression de mettre la bibliothécaire – pas Lilian, hein – mal à l’aise lui déplaisait quelque peu. Peut-être se sentait-elle pressée, de si bon matin ? D’ordinaire, les lieux devaient être si déserts…

« Prenez votre temps, ne vous embêtez pas pour moi… », commença-t-elle sur un ton un peu penaud.

Oui, vraiment, l’idée qu’elle pût l’indisposer avait quelque chose de décidément dérangeant.
Étant depuis plusieurs jours d’humeur morose, la jeune Lowy avait oublié cette joie de vivre qui lui permettait de se dépêtrer de toutes les situations, embarrassantes ou non. D’ordinaire, elle se serait contentée d’un franc sourire avenant. Là, elle se sentait désemparée pour pas grand-chose…

Elle s’ébroua pour se remettre les idées en place puis, dans un élan de détermination, serra ses petits poings sous son capuchon et laissa fleurir un sourire aimable sur ses lèvres. La bonne vieille June devait refaire surface, et vite.

« Pardonnez-moi. Je suis June Lowy, la nouvelle directrice de l’Orphelinat. »

Voilà. Se présenter lui semblait de loin la meilleure chose à faire. Enfin, non, pas forcément, puisqu’elle indiquait à tous qu’elle était la nouvelle célébrité de la ville, suite à l’assassinat de son père. Et qu’elle était probablement aux côtés de Gabriel Jewel. Mais en bonne Résistante qu’elle était, cette place sur l’avant de la scène, elle en héritait aussi. Cette idée la terrifiait, quelque part. Mais à quoi bon s’en soucier ? N’importe quel Sya allait-il pour autant se jeter à sa gorge pour la tuer, sitôt son identité révélée ? Elle devrait en parler avec Gabriel… Elle ne voulait pas se balader avec un garde du corps sur les talons en toute circonstance.

Elle étudia plus attentivement Lila.
Un si joli brin de femme ne pouvait pas être à la solde des Syas, si ? Elle se refusait d’y croire. Elle finit par se résoudre à faire bonne figure, toujours souriante, un peu dans l’expectative.

Lila était perplexe. Comment se faisait-il que cette jeune femme la remarque plus de 3 secondes ? Elle avait fini par comprendre comment fonctionnait son don, et elle avait accepté le fait que cela l'éloignait des gens. Elle s'y était même habituée - puisque de toute façon elle n'avait pas le choix. Du coup, elle avait peu d'expérience dans les relations sociales, mis à part son ami d'enfance, et aussi Lilian, la bibliothécaire.

À force d'observer les autres et leurs interactions, elle savait se conduire convenablement et parler poliment, mais c'était tout. Elle avait toujours eu du mal à comprendre certains comportements, certaines réactions et même les émotions qui les suscitaient.

Ce pourquoi elle ne comprit pas la gêne de la jeune fille. Elle ne voulait pas susciter cette réaction en disant qu'elle s'apprêtait à ouvrir, c'était seulement pour excuser son attitude et lui expliquer le pourquoi du comment. Mais la jeune fille avait pris une mine déconfite, comme si elle voulait s'excuser. Lila réfléchissait à la façon de lui dire que non, il ne fallait pas, quand elle reprit la parole.

Cette fois, c'était un sourire amical qui s'étira sur son visage. Amical, mais crispé - Lila n'avait pas pu s'empêcher de remarquer ce détail. Elle se présenta, et là, elle comprit. June Lowy. Bien sûr. La Directrice du pensionnat, et la fille des célèbres Lowy. Très proche amie de Gabriel Jewel, au passage. Elle n'avait pas pu la reconnaître, car elle en avait entendu parler plus qu'elle ne l'avait vue, ou alors c'était de loin. Soudain s'expliquaient l'attitude étrange, le sourire crispé. Elle savait ce que c'était, que de perdre son père. Même si elle était toute jeune lorsque c'est arrivé, elle gardera toute sa vie ce trou dans son cœur causé par cette perte.

Pourtant, elle ne lui dit rien. Elle-même savait à quel point étaient inutiles les vœux de condoléances - l'intention était gentille, mais ces mots ne signifiaient rien. Personne ne peut comprendre et compatir à cette douleur s'il ne l'a pas connue. Pas de sourire gêné, pas de regard de pitié. Lila affichait un visage franc, sincère, et surtout ouvert. Elle lui tendit la main.

« Lila Umber. Documentaliste à la bibliothèque, comme vous pouvez le voir. Ravie de vous rencontrer, June. »

Un bout de sourire étira le coin de ses lèvres, prouvant sa sincérité - et essayant de montrer qu'elle n'était pas hostile. Enfin, elle se tourna vers la porte massive, l'ouvrit et pénétra dans la bibliothèque.

Comme tous les jours, cela sentait le livre ancien, la poussière, le bois des étagères. Elle adorait ce mélange d'odeurs. La lumière du matin pénétrait par la fenêtre et baignait les rangées de livres de couleurs chaudes. Lilian, elle le savait, se trouvait déjà dans son bureau, à l'autre bout de la grande salle. La documentaliste tint la porte à June Lowy, puis se dirigea vers le comptoir, sans pour autant s'y asseoir - cela aurait mis une barrière entre elles.

« Vous cherchez quelque chose de particulier, à la bibliothèque ? »

De justesse, June retint un soupir soulagé.

Lila n’était visiblement pas outrée de son comportement pourtant contraire à ses habitudes, et ne semblait pas désireuse de se répandre en condoléances inutiles et embarrassantes – soyons francs, jamais June et son père n’avaient été très proches. Ce fut donc le cœur plus léger qu’elle emboîta le pas à la documentaliste, s’intéressant davantage à la bibliothèque ; délaissant pour quelques temps ses ennuis et ses tracasseries au sujet de son don ou de sa notoriété. Elle la remercia de lui avoir tenu la porte d’un franc sourire et d’un geste délicat, se dégagea de son capuchon. Par réflexe, elle passa une main dans sa chevelure déjà ébouriffée, puis promena son regard acajou autour d’elle.

Elle inspira un grand coup, s’emplit les poumons de l’atmosphère singulière. C’était une forêt fossilisée ; vieux bois, vieux papiers, et cette mémoire qu’ils refermaient. L’endroit lui paraissait chaleureux, tel un doux cocon qu’on ne quitterait pour rien au monde lors des longues nuits d’hiver.

Si elle cherchait quelque chose de particulier ?
Elle laissa la question flotter un temps, seul son dans l’immense bibliothèque. Elle y goûta un certain plaisir, à se sentir ainsi dans cette ambiance ouatée, à l’abri du tumulte extérieur. Oui, même une ville qui ne faisait que s’éveiller avait quelque chose d’étourdissant, pour June, ces derniers temps. Elle songea d’ailleurs qu’il ne faudrait pas trop traîner si elle espérait faire ses courses tranquilles. Elle ne se presserait pas pour autant.

Penchant la tête sur le côté, elle afficha une mine pensive. Quelque chose en particulier… Elle aurait bien besoin d’une lecture distrayante, pour se changer un peu les idées le soir. Elle devrait aussi se pencher d’avantage sur sa nouvelle fonction. Même si l’idée ne l’enchantait pas outre mesure. Elle décida de jouer de la franchise envers son interlocutrice. Lila étant si aimable, June ne craignait plus vraiment ses réactions et puis, elle ne faisait que son métier, non ? De cette question, elle cherchait aussi à la mettre à l’aide, devinait-elle.

« Que conseilleriez-vous à une toute nouvelle directrice ? »

Elle accompagna sa tirade d’un nouveau sourire, plus sincère et spontané que les précédents.
Après tout, pourquoi chercher des moyens détournés pour obtenir ce que l’on voulait ?

Incapable de rester en place, même dans un endroit comme celui-ci, elle effectua quelques pas, pour réaliser que ses talons ne claquaient pas sur la moquette. Certes, du parquet aurait été bien plus élégant, mais elle n’osait imaginer combien cela aurait été bruyant, chaque fois que quelqu’un passerait avec des semelles que trop rigides. Il semblait que le côté pratique avait primé sur l’esthétique des lieux.

Lila fut surprise mais contente de voir que la jeune directrice semblait apprécier le lieu. Trop nombreux étaient les clients qui repartaient aussi vite qu'ils étaient arrivés, ne venant que pour emprunter un livre comme s'ils achetaient leur pain.

Elle avait prit un petit moment pour réfléchir à la question. Lila attendait, patiente comme toujours - attendre ne la dérangeait jamais : pourquoi vouloir se presser ? Elle se demanda quels goûts littéraires avait June. Aimait-elle les romans historiques, ou plutôt les fictions ? La science-fiction, ou les thrillers ? Ou cherchait-elle peut-être un livre pratique, sur la cuisine ?

Finalement, elle se décida à lui demander tout simplement son avis : que lui conseillait-elle ? Et ce avec un très beau sourire, dont Lila ne put s'empêcher d'esquisser une réponse. Alors que June parcourait les lieux d'un œil curieux, la documentaliste réfléchit posément. Qu'est-ce qui pouvait être utile à une nouvelle directrice ? Après quelques minutes de réflexion, elle se dirigea vers les rayons, et en revint avec trois livres. Ses recherches ne lui avaient pas pris beaucoup de temps ; elle commençait à connaître les rayons par cœur, à force de les arpenter.

« Alors tout d'abord, je vous conseille De la psychologie des enfants ; il m'a semblé que ça vous serait utile d'en savoir plus sur les occupants de votre pensionnat, et de pouvoir les comprendre un peu mieux. Ensuite, un petit manuel de gestion et d'administration, car malheureusement vous n'y échapperez pas. Et enfin, j'ai pensé qu'il vous fallait un peu de distraction, non sans sortir du thème de votre travail : voici une histoire de fiction sur un petit garçon orphelin, à qui il arrive des choses hors du commun. Je pense que ça va vous plaire. »

Au fur et à mesure de son exposé, elle lui montrait les couvertures des-dits ouvrages, puis les lui tendait, tout à son métier. Elle espérait avoir bien choisi ; dans le cas contraire, rien n'empêchait June d'aller également s'aventurer dans les rayons.

June avait toujours été une élève attentive et appliquée, bien qu’elle n’avait pas passé énormément de temps à l’Académie cette dernière année, elle s’efforçait de continuer à suivre des cours pour parfaire ses connaissances et développer son Potentiel. Ce fut donc avec une attention toute particulière qu’elle écoutait Lila, son regard allant du visage de la jeune femme aux ouvrages qu’elle présentait ; toute ouïe, elle hochait régulièrement la tête, prouvant ainsi qu’elle assimilait les informations. Un tel comportement pouvait paraître enfantin, voire risible tant le sérieux de June semblait déplacé. Et pourtant, l’éclat de détermination dans les prunelles acajou de la jeune femme étouffait cette impression. June était prête à tout pour s’acquitter correctement de ses devoirs.

Quand Lila termina, elle resta songeuse quelques secondes avant de répondre, avec un sourire :

« C’est parfait, je vais vous emprunter ces trois là. »

Il n’y avait là aucune hypocrisie ou quelque stratagème pour ne pas vexer la documentaliste. Elle se sentait vraiment satisfaite des propositions, efficaces et professionnelles, de Lila. Quand bien même voudrait-elle se renseigner d’avantage, elle pourrait toujours revenir. De toute façon, Gabriel ne la laisserait pas se surmener, il ne valait mieux pas lui donner une telle impression.

Songer à son colocataire lui rappela combien il était épuisé ces derniers temps. Même s’il faisait moins de cinéma pour se nourrir, elle s’inquiétait de sa nutrition. Elle poussa un soupir fatigué à l’idée de devoir le combattre à nouveau pour qu’il se ménageât, puis reporta son attention sur Lila.

« Dîtes-moi, auriez-vous un manuel sur la nutrition, ou quelque chose comme ça ? »

Elle réalisa aussitôt que sa question était plutôt imprécise, si bien qu’elle poursuivit :

« En fait, c’est pour quelqu’un qui se surmène, et que je peine à faire manger. »

Voilà qui était un peu mieux.

Il n’empêchait que, à entendre cela, on pouvait penser que Gabriel n’était qu’un enfant capricieux, à qui il faudrait faire avaler des légumes sous formes dissimulées. Cette pensée lui arracha un sourire amusé. Peut-être était-ce réellement le cas. Après tout, ne devait-elle pas faire face à ses constantes crises, à sa maniaquerie, aux moues boudeuses de cette tête de mule ? Pour sûr, la prochaine fois qu’il lui casserait les pieds, elle lui ferait part de ses conclusions sur son comportement, et lui proposerait une place à l’Orphelinat. Ça lui apprendrait un peu !

Spoiler:

Lila fut ravie de voir que June l'avait prise tout à fait au sérieux et avait suivi ses conseils en empruntant les trois livres. Elle avait apparemment réussi son travail de documentaliste. Elle faisait cela depuis longtemps maintenant, mais il lui arrivait, elle ne parvenait pas à savoir pourquoi, d'avoir des périodes de doutes, sur ce qu'elle faisait, sur ce qu'elle était. Elle se demandait si cela arrivait aussi aux autres, ou si c'était elle qui avait un problème. Habituellement, elle n'avait aucun problème de confiance en elle ; elle n'avait de toute façon pas besoin d'y penser, puisque personne ne faisait attention à elle. Mais parfois, elle se demandait qui elle était vraiment, si ce qu'elle faisait était bien. Et ce jour-là, elle était donc contente de voir qu'elle avait été utile à la jeune fille. Petite fierté personnelle.

Mais ce n'était pas fini. June semblait être perdue dans ses pensées pendant un instant, puis avait soupiré et avait demandé un nouveau renseignement à Lila. Tout de suite, presque automatiquement désormais, elle chercha dans sa tête le rayon sur la santé, le coin nutrition, et les ouvrages qui y figuraient. Elle ne connaissait évidemment pas toute la bibliothèque par cœur, alors elle demanda à la directrice de l'excuser un instant pendant qu'elle allait voir.

Elle revint peu après avec l'ouvrage dans les mains, et se mit à s'interroger sur cette personne « qui se surmenait » et à laquelle June avait l'air de tenir. Un enfant du pensionnat ? Il était facile d'y penser, mais en y réfléchissait, il était rare qu'un enfant se surmène, non ? Peut-être quelqu'un de sa famille. Elle se surprenait à être curieuse, à s'intéresser à la vie de June et à cette mystérieuse personne qu'elle voulait aider. Elle pensa que la jeune directrice était d'ailleurs très bienveillante : de tous les livres qu'elle demandait, aucun n'était pour son plaisir personnel, mais pour aider les autres. Lila sourit à cette pensée, se disant qu'elle ne rencontrait pas beaucoup de personnes qui avait l'air aussi gentilles - puis réprima son sourire, se disant qu'elle devait avoir l'air idiote à sourire pour rien.

Elle lui tendit le livre.

« Je vous ai trouvé ça, c'est un petit manuel de vulgarisation sur la nutrition écrit par des diététiciens, je pense que ça pourrait vous aider. Vous, ou plutôt votre ami... »

Elle avait laissé la phrase légèrement en suspens, sachant qu'il serait impoli d'en demander directement plus sur cette personne mais ne pouvant tout de même pas s'empêcher d'être curieuse.

June prit le livre entre ses mains avec une prudence toute mesurée, comme si en le soupesant, elle pouvait aviser de sa teneur, de son utilité face au cas phénoménal qu’était Gabriel Jewel. Un comportement un peu étrange qu’elle rattrapa bien vite, survolant la quatrième de couverture, feuilletant l’ouvrage. Elle pencha la tête sur le côté, sourit à nouveau à la documentaliste.

« Je ne pouvais rêver mieux, merci. »

Sa voix, claire et basse, résonna agréablement dans le silence de la bibliothèque. Elle tendit à nouveau les livres pour que la documentaliste puisse les noter dans le registre des emprunts, patientant gentiment. Elle se prit à contempler une fois de plus la bibliothèque et ses rayons, le calme et la sérénité qui en dégageait. En son for intérieur, elle se promit d’y passer plus de temps sitôt ses obligations expédiées. La pensée lui arracha un bref soupir ; elle en avait pour des mois, encore.

Elle releva le nez lorsque Lila eu finit se saisit à nouveau des livres en la remerciant avec politesse, sans montrer son empressement. Pourtant, l’horloge fixée au mur lui soulignait que trop bien qu’elle aurait à courir pour ne pas arriver en retard. Elle passa une main distraite dans ses cheveux, et, prise d’une soudaine inspiration, elle s’exclama :

« Cela vous dirait de venir boire un thé avec moi, un après-midi ? »

Il y avait dans sa demande la spontanéité et l’innocence qu’on accordait souvent aux enfants. Une sincérité non feinte, aussi. Juste un besoin d’exprimer sa gratitude, une façon crue de s’exprimer en toute simplicité, un réel désir d’apprendre à connaître son interlocuteur ; Lila lui avait tout de suite été sympathique et elle éprouvait cette authentique curiosité qui l’animait souvent. June ponctua sa demande de l’un de ses sourires, un peu plus timide, peut-être, comme si elle craignait un refus ou si elle réalisait combien son invitation pouvait paraître cavalière. Mais, c’était aussi pour elle l’occasion de se faire une amie, pas un collègue de la Rébellion, pas une employée de l’Orphelinat, ni une vieille rivalité. Une amie avec laquelle discuter de faits plus triviaux et passer de bons moments, quelqu’un avec qui elle pourrait se permettre d’oublier un peu ses responsabilités ou la situation politique assez catastrophique de l’île.